Vous vous souvenez très bien de ce mercredi de mai qui aurait dû être votre jour de gloire, l’apothéose de quinze ans d’amitié, le couronnement d’une relation de confiance et de partage, la consécration de votre rôle de meilleure amie fidèle et dévouée. Et tout commençait pour le mieux ! Florence vous avait appelé la veille un peu intimidée et après quelques remarques sur tout et rien, elle en était enfin venue au fait « On peut se voir demain, j’aimerais te demander un service ? Quelque chose qui me tient beaucoup à cœur… » Enfin ! Vous avez accepté tranquillement, l’air de ne vous douter de rien, mais votre tête chantait la carmagnole.
Florence se marie dans trois mois, vous êtes sa meilleure amie et vous attendez depuis un petit bout de temps déjà qu’elle vous demande d’être sa demoiselle d’honneur !
Pas que vous en doutiez ! Qui d’autre que vous ? Vous avez rencontré Florence en CE2 et vous ne vous êtes plus quittées depuis. De soirées pyjamas en nuits en discothèque, de Benoit en Emmanuel, de diabolo grenadine en verre de chardonnay… vous avez tout partagé, tout commenté, tout affronté ensemble ! Quoi de plus normal qu’au moment d’épouser Pierre, l’homme de sa vie, vous soyez juste derrière elle pour assister à son mariage comme vous avez assisté au premier rendez-vous, aux échanges de SMS, aux disputes, aux réconciliations et aux Saint-Valentin.
Bref, vous vous y attendiez mais quand même… le mariage approche et Florence ne se décidait pas à vous faire sa demande. Vous espérez qu’elle ne vous cache pas quelque chose : la couleur de la robe de demoiselle d’honneur par exemple, vous portez très mal le vert d’eau…
Le lendemain, vous avez rejoint Florence dans votre café préféré et commandé deux coupes de champagne pour marquer le coup !
Déjà très à l’aise dans vos nouvelles fonctions, vous écoutez patiemment Florence égrener ses aventures de future mariée, de la mauvaise organisation du traiteur à la difficulté de choisir la musique en passant par les caprices de la mère de Pierre qui met son nez partout. Comme toute demoiselle d’honneur qui se respecte, vous la rassurez, réconfortez et proposez votre aide. «Justement ! » Florence saute sur l’occasion. « C’est ce dont je voulais te parler hier au téléphone… voilà ce n’était pas prévu mais la mère de Pierre a beaucoup insisté, il parait que c’est une tradition familiale et j’ai pensé que tu pourrais t’en charger…tu veux bien t’occuper du livre d’or ? ».
Vous êtes perplexe. Sur le principe ça ne vous pose pas de problème, encore que vous ayez imaginé plus passionnant que de rester plantée des heures à coté d’un vieux bouquin doré, mais c’est votre devoir de demoiselle d’honneur de venir en aide à Florence. Mais quand même…vous ne pouvez pas vous empêcher de penser que cette promotion inattendue risque de jurer avec vos autres attributions !
Florence n’y a sans doute pas pensé mais elle aura besoin de vous au moment du maquillage, de la coiffure, du…« Et puis, comme la mère de Pierre tenait beaucoup à ce que Bérénice…tu sais la sœur de Pierre, soit ma demoiselle d’honneur, je voulais quand même que tu ais un rôle spécial pour mon mariage ». Pardon ?
Votre première reflexe est de refuser, le deuxième de vider d’un trait votre coupe de champagne, le troisième de tempêter avant de vous retrancher dans un silence rancunier.
Florence n’est pas dupe. « Je savais bien que tu le prendrais mal mais on s’accroche déjà tellement toutes les deux que je n’ai pas voulu chipoter là-dessus ».Vous ne daignez pas répondre. « Tu sais à quel point Pierre et sa sœur sont proches… » Vous savez surtout que depuis trois ans que vous la connaissez, vous avez vu sourire la sœur de Pierre trois fois. « Je te lancerai mon bouquet ». Vous haussez les épaules. « Allez, sois sympa…c’est quand même toi qui organisera mon EVJF! ».
Forcément, Bérénice a deux passions la spéléologie et le karting. « Au fait, tu sais que Samuel est invité ! ». Ah oui ? Vous dressez l’oreille. « Il fait le déplacement spécialement de Madrid, c’est sympa non ? » Vous commencez à vous attendrir et Florence en profite pour vous porter le coup de grâce. « Rappelle toi de ce jour en sixième ou tu ne te souvenais plus du théorème de Pythagore ! Tu as tout copié sur moi et tu as eu une meilleure note ! Tu me dois bien ça non ? ».
Vous déposez les armes.
C’est ainsi que le jour J, après avoir versé quelques larmes pendant la cérémonie, vous allez sagement vous placer à coté du fameux livre pour encourager les invités du cocktail à « laisser un petit mot sur le livre d’or ». En deux heures de service, vous avez vu défiler la plupart des invités et compté trente « Meilleurs vœux », vingt « Beaucoup de bonheur », quinze « Félicitations aux jeunes mariés » et le numéro de téléphone d’un avocat spécialiste du droit de la famille.
Vous avez aussi vu passer un « Je vous souhète bocoup de boneur » (vous avez d’ailleurs reconnu le fiancé de Bérénice qui a bien mérité son heure de gloire puisqu’elle va finir ses jours avec un illettré) et empêché le jeune frère du témoin de décorer la page de garde d’un dessin obscène.
Samuel, lui, s’est chargé de vous ravitailler en champagne et en petits fours pendant toute la soirée et est gentiment resté avec vous pour parler du climat espagnol et de la cuisine madrilène et évoquer vos souvenirs d’école.
Ce n’est que quelques heures plus tard, après que Samuel vous ait déposée chez vous en emportant avec lui votre numéro de téléphone et la promesse d’un diner avant son départ, que vous réalisez que vous avez complètement oublié de signer le livre d’or.